La MORT de Robert FRANK, dans le spleen de l’Amérique
Par Claire Guillot (originellement publié dans le journal "Le Monde")
Auteur du livre majeur « Les Américains », le photographe pionnier et cinéaste expérimental, est mort le 9 septembre à 94 ans.
Il était l’auteur du plus célèbre et du plus influent des livres de photographie au monde : avec ses images douces-amères et lyriques prises sur les routes des Etats-Unis dans les années 1950, The Americans est devenu l’un des monuments visuels du XXe siècle. Mais il était aussi un artiste rétif à la consécration, qui a rapidement préféré tourner le dos au passé et à la photographie pour s’engager vers des films à la forme libre, souvent nourris de ses tragédies personnelles. Le photographe et cinéaste Robert Frank est mort le 9 septembre à Inverness, en Nouvelle-Ecosse (Canada) à l’âge de 94 ans, après avoir marqué non seulement les artistes de son temps, musiciens, photographes, mais aussi l’inconscient de toute une génération.
En 1959, en 83 images en noir et blanc, liées comme un seul long poème, le suisse Robert Frank a tendu aux Etats-Unis, son pays d’adoption, un miroir brisé dans lequel les gens ont d’abord refusé de se reconnaître. Dans l’Amérique arrogante des « trente glorieuses », le photographe avait rapporté, après trois ans d’errances sur les routes du pays, des images discordantes et assez mal accueillies : une bannière étoilée froissée, des juke-box, des funérailles lugubres, des auto-stoppeurs fatigués, des cinémas en plein air…
Ses images accidentées, parfois floues, subjectives, ont marqué un jalon dans l’histoire de la photographie, montrant qu’elle pouvait servir autant à dire le monde qu’à exprimer un paysage intérieur. « Quand quelqu’un regarde mes images, déclare Robert Frank au magazine Life en 1951, je veux qu’il ait la même sensation que face à un poème dont il voudrait relire le même vers deux fois. »
La naissance d’un mythe
Avec ce livre, Robert Frank a donné naissance à un mythe, à un culte dans lequel il ne s’est jamais reconnu. Allergique aux hommages officiels et aux admirateurs qu’il accueillait souvent avec hostilité, il a mis un point d’honneur à cultiver sa liberté d’artiste, électron libre proche de la contre-culture et ami des écrivains de la Beat Generation – sans jamais faire partie du mouvement. Délaissant rapidement l’image fixe pour le cinéma, il a signé des films expérimentaux d’une grande variété, tant sur la forme que sur le fond. Et s’il est finalement retourné à la photographie dans les années 1970, c’est pour mieux détruire toute idée de belle image.
Né à Zurich en 1924, dans une famille bourgeoise et sans harmonie, Robert Frank n’était pas fait pour la Suisse et ses horizons trop étroits. Il grandit dans un milieu bourgeois et triste, entre un père vendeur de radios, photographe amateur à la vocation contrariée, et une mère diminuée par une vue fragile. La guerre pèse lourdement sur sa famille de juifs allemands, rendus apatrides par les lois de 1941. A la fin du conflit, enfin naturalisé suisse, Robert Frank va tenter de faire corps avec son pays natal : il fréquente assidûment les scouts et la montagne, s’engage dans les grenadiers, une unité spéciale de l’armée.
Mais le jeune Frank n’est pas fait pour l’autorité, quelle qu’elle soit : en rupture avec l’école, refusant de reprendre la boutique familiale, il finit comme apprenti chez un voisin photographe. Il y apprend la technique mais commence surtout à se forger une esthétique, influencé par le photographe suisse Jakob Tuggener. « Sans bien comprendre, je percevais son point de vue anti-sentimental, dira Frank bien plus tard. C’était comme un phare qui me prévenait d’un risque dont l’effet est de bloquer la vision. » Tuggener lui transmet aussi sans doute sa vision radicale de l’artiste, lui qui travailla en usine avant de tout quitter pour vivre en ermite et se consacrer à ses livres, dont un seul fut publié – le mythique Fabrik, sorte de long poème industriel sur l’homme et les machines.
En 1947, pour « conquérir la liberté d’être soi-même », Robert Frank abandonne finalement sa patrie étouffante et policée pour les Etats-Unis. Sa maîtrise technique convainc rapidement Alexei Brodovitch, le directeur artistique charismatique du célèbre magazine Harper’s Bazaar. Mais Robert Frank trouve vite insupportable de photographier des chaussures et des vêtements, ou de participer à la compétition féroce que se livrent les photographes de mode. Au bout de six mois, il claque la porte et voyage en Amérique du Sud, seul avec un Leica et un Rolleiflex, quasiment sans parler à personne, pour y faire des images qui hésitent encore entre le reportage et la photographie humaniste.
Des images remarquables de subjectivité
Dans ses voyages suivants, en Espagne, à Paris et à Londres, rapportant des images déjà remarquables de subjectivité, qu’il publiera en livres, il embarque souvent sa compagne et leur fils Pablo. Aux Etats-Unis, Robert Frank a en effet rencontré une toute jeune fille, Mary Lockspeiser, danseuse, peintre et modèle, qui vit une vie de bohème à New York et partage avec le photographe les mêmes aspirations artistiques. Elle n’hésite pas à s’enfuir avec lui à Paris avant de l’épouser, enceinte, à 16 ans. Au contact de l’Europe encore marquée par les restes de la guerre, le style de Robert Frank se durcit, se fait plus spontané, plus heurté, marqué par la vitesse et le flou. Dans son premier livre d’artiste, Black White and Things, il réunit des images prises dans divers pays dans une suite visuelle tourbillonnante, où le sujet importe moins que l’atmosphère créée par les images. « Dès mes premières photos, je savais que jamais je ne raconterais des histoires avec un début, un milieu et une fin », disait-il.
De retour à New York, même s’il participe à une exposition collective au Musée d’art moderne de New York, en 1953, ses images rencontrent d’abord peu d’écho. Il trouve pourtant un allié en Walker Evans, le photographe inventeur du « style documentaire », dénué de tout sentimentalisme. Les deux deviennent amis malgré leurs différences d’âge et de style – l’Américain, dandy et puritain, apprécie peu les accointances de Frank avec l’avant-garde littéraire dissolue. Walker Evans fait travailler Frank comme assistant et, surtout, l’incite à postuler à une bourse du Guggenheim pour son odyssée mythique : une traversée mélancolique des Etats-Unis, « portrait visuel d’une civilisation ».
Pendant près de trois ans, au milieu des années 1950, en trois voyages, dans une Ford, en train ou même en bus, Robert Frank sillonne le pays et prend plus de 27 000 images. Il passe par les usines, les fêtes foraines, les enterrements, les rodéos, les magasins, errant souvent au hasard, à la recherche d’une sensation, d’un élan intime. Une seule prise, trois maximum. « La première impulsion, la première énergie, disait-il au Monde. Quand on déclenche une seconde fois, il y a déjà un moment de perdu, c’est plus faible. »
Sans le vouloir, il arrive à Détroit au moment où une grève se déclenche. Il saisit souvent des symboles nationaux – un défilé patriotique, un cow-boy, une célébration à l’église – mais au moment faible, lorsque l’attention se relâche, que les sourires s’effacent et que le chant de l’Amérique héroïque sonne faux. Sur ses images, les divisions raciales apparaissent au grand jour : dans ce bus où les Blancs sont à l’avant, les Noirs à l’arrière. Les magasins illuminés brillent comme des bijoux en toc. Personne ne sourit, et l’acte même de photographier semble parfois brutal : un couple noir assis dans l’herbe fixe le photographe, et donc le spectateur, d’un air hostile.
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